Direction musicale: Michail Jurowski; mise en scène: Andrei Serban; Ivan Khovanski: Gleb Nikolsky; Andrei Khovanski: Vladimir Galouzine; Golitsine: Vsevolod Grivnov: Chakloviti: Sergey Murzaev; Dosifei: Orlin Anastassov; Marfa: Larissa Diadkova; Emma: Natalyia Tymchenko
Après la longue série
Don Quichotte, premier opéra à Bastille de la saison. Je reçois quelques heures plus tôt un mail me proposant des invitations pour la générale de La
Khovantchina. Sans réfléchir je dis tout de suite oui. Mais qu'est ce que je connais de cet opéra? Rien finalement. Et c'est bien dangereux d'y arriver les mains dans les
poches!
Khovantchina, c'est Moussorgski, comme Boris Godounov, deux opéras monuments, glorieux, deux grandes
fresques grandioses sur la Russie et son histoire. Il faut en mettre plein la vue du spectateur, l'émerveiller, voire même l'écraser de
prestance.
Coup réussi donc. Si je reste complètement ignare face à l'histoire jusqu'à l'achat du programme (et
encore) au bout de deux entractes, je me laisse sans souci entrainer par cette œuvre. Il est vrai qu'en relisant l'histoire de façon bien plus approfondie par la suite je comprends beaucoup mieux
l'ensemble de l’opéra. Pour les futurs spectateurs donc, attention!
Le mot Khovantchina désigne une révolte mené par le clan des Khovanski à Moscou appuyée par les
mousquetaires (les streltsy), sur fond de guerre de succession entre Pierre le Grand et son demi-frère Ivan, tous deux mineurs et sous le joug de la sœur d'Ivan, Sophie. Rajoutez y le point le
plus important, le conflit entre les Vieux-Croyants et l'Église orthodoxe officielle, ce que l'on appelle communément le Raskol, ou schisme. Vous êtes déjà
perdus? Trouvez-vous une bonne encyclopédie de l'histoire de la Russie.
Mais à quoi mènent ces differents conflits? Comme grand nombre de périodes de trouble, ils entrainent un
changement d'ère et d'époque. Ici c'est le passage de la Russie toujours féodale, qui n'a presque pas connu la Renaissance et s'est peu
tournée vers l'Europe occidentale, vers la Russie moderne menée par Pierre le Grand. Celui-ci diminua considérablement le pouvoir des
boyards, ces chevaliers trop puissants qui remettaient en cause le pouvoir du tsar, et soutint les changements religieux qui modernisaient l'héritage byzantin.
C'est donc bien une fresque historique importante qui s'offre à nous (même si Moussorgski n'est pas tout à
fait fidèle à la réalité historique). Ainsi chaque personnage y joue son rôle, sans pour autant que se dégage un personnage principal. Et c'est un des points forts de cet opéra. Aucun personnage
n'est suffisamment présent pour qu'on puisse totalement s'y attacher. Ils représentent chacun un cliché: la nonne amoureuse et illuminée, le jeune prince volage avec son père despotique. Marfa
seule ferait éventuellement figure d'exception pour attirer la compassion du spectacteur, s'il n'y avait pas Emma, la jeune allemande qui apporte un peu de pathos face à cette nonne assez
frigide.
Ainsi, c'est surtout de l'émerveillement devant un
tel tableau qui me frappe. Les chœurs sont puissants, comme nous pouvons imaginer les chœurs russes. Ils façonnent la pièce, formant tantôt des masses incontrôlables de la plèbe moscovite, tantôt
une compagnie de soldats ivres, enfin des moines convaincus du bien fondé de leur foi.
La mise en scène n’est pas toujours à la hauteur. La première scène se passe au pied du Kremlin, mais j’ai l’impression de voir l’envers du décor devant ce mur en béton qui cache, au loin, les sommets des églises et palais de la forteresse. Cela donne certes davantage une idée de conspiration, d’esprit de complot. Mais cette scène est vite rattrapée par la beauté et le raffinement des costumes : les Khovanski sortis tout droit des peintures russes ou encore Emma sortie d’un tableau de Vermeer.
La deuxième scène dans la maison du ridicule prince Galitzine est très paradoxale. Le personnage du prince est tout bonnement ridicule. Face aux deux princes Khovanski, plein de la noblesse russe des boyards, ce prince qui respire l’occidentalisation avec son manteau vert, ses mouchoirs et ses coquetteries est bien ridicule ! Mais son duo avec Ivan Khovanski puis le trio avec Dosifei le leader des Vieux-Croyants sont parmi les meilleurs moments de la soirée, un conflit entre trois grandes voix, d’une profondeur étonnante. Le décor ne me convainc pas tout à fait : un mur brisé au milieu, un tableau de la tsarevna Sophie se trouvant à l’endroit de la fissure, comme si elle était l’unique responsable de la déchéance à venir du Prince, sert de fond.
Lors de cette scène, Marfa vient annoncer à Galitzine qu’elle voit dans le futur sa fin prochaine comme homme influent. Par la suite, la même Marfa se battra pour récupérer l’homme qu’elle aime. Le personnage de Marfa est donc bien le plus étrange de la pièce. L’aristocrate, maîtresse d’un prince, qui se fait nonne, mais parle avec les morts pour connaître l’avenir et finit par s’immoler dans le feu pour défendre sa foi. Un personnage emblématique et complexe qui pourrait être étudié longtemps. Tout comme Dosifei qui la protège, peut être trop, allant jusqu'à renvoyer une nonne qui la traite de sorcière.
Passée la scène
d’ivrognes des streltsy avec leurs femmes essayant de les raisonner, nous arrivons dans l’écarlate palais d’Ivan Khovanski, sublime de
couleurs, de force et de danses persanes. Il y vit tel un pacha entouré de servantes qui l’acclament, de femmes soldats et d’esclaves orientales qui dansent pour lui. Tel un coq enivré par ses
divertissements et finit par mourir en ayant refusé de prendre la menace de mort au sérieux.
Cette grande fresque nous apporte certains visuels très forts. Ainsi dans le premier acte, l’arrivée des moines lors du rassemblement des Moscovites autour du prince Khovanski (le cygne blanc qui horrifierait Noureev) rassemble une bonne centaine de personnes sur la scène de Bastille (qui parait ainsi pour la première fois presque étroite) dans des costumes étincelants et étudiés.
Mais l’image qui me marque le plus est dans les ultimes moments de l’opéra, quand les streltsy vont mourir et apporte chacun un billot pour se faire décapiter. Une cinquantaine de soldats vêtus de rouge, effectuant le même geste d’agenouillement et demandant le pardon du tsar, c’est très impressionnant et cela devient enfin émouvant.
C’est la même impression qui surgit
lors de l’ultime scène quand les Vieux-Croyants s’immolent dans le feu. La forêt est représentée par de minces rectangles qui tombent des
cintres jusqu’au sol, à travers lesquels les moines marchent et s’organisent lors de leurs ultimes prières, enlevant leurs soutanes noires pour apparaître en blanc lors de l’autodafé, dans la
splendeur divine. Puis Marfa arrive avec Andrei Khovanski et allume le feu. Alors que les trompettes sonnent, tout le monde meurt petit à petit et Pierre le Grand surgit du devant de la scène et
avance vers le fond au milieu des cadavres.
En dehors de la mise en scène qui reste dans l’ensemble bien classique, cette soirée a été couronnée par des artistes de grand talent. Diadkova (Marfa) et Anastassov (Dosifei) sont sans doute les deux voix qui ressortent le plus. Puis que dire de la profondeur vocale de Nikolsky, de la violence de Galouzine et de l’étrange douceur de Tymchenko ? Un cast entièrement russe qui brille. Le chœur de l’opéra, mené par Stefano, brille également comme il en a l’habitude, et les chants quasi-mystiques ressortent tout à fait de l’œuvre.
Reste le plus important : la superbe musique, mené avec brio par Jurowski. Il est d’ailleurs bien émouvant de le voir apparaitre sur scène avec sa canne. La partition est superbe, du début avec les tons de l’aurore jusqu’aux ultimes instants avec ces airs crépusculaires, une longue symphonie brillante, tantôt violente, tantôt mystique, mais toujours superbe. L’Orchestre de l’Opéra prouve son excellence.