Palais Garnier
27 mars 2013
Carmen
Carmen : Eleonora Abbagnato ; Don José : Nicolas Le Riche ; Escamillo : Audric Bézard ; Les Brigands : Valentine Colasante, François Alu et Mathieu Botto
28 mars 2013
Le Rendez-vous
La plus belle fille du monde : Eleonora Abbagnato ; Le Jeune Homme : Nicolas Le Riche ; Le Destin : Stéphane Phavorin ; Le Bossu : Hugo Vigliotti ; La
Fleuriste : Peggy Dursort
Le Loup
La Jeune Fille : Amandine Albisson ; Le Loup : Audric Bézard ; La Bohémienne : Caroline Robert ; Le Jeune
homme : Alexandre Gasse
Carmen
Carmen : Aurélie Dupont ; Don José : Karl Paquette ; Escamillo : Alexis Renaud ; Les Brigands : Caroline
Bance, Allister Madin et Maxime Thomas
Direction musicale : Yannis Pouspourikas et l’orchestre Colonne.
Chez Petit, les femmes poussent les hommes à bout, jusqu’à la mort. Elles sont des Eves modernes, symboles de féminité, rassemblant la grâce et parfois la vulgarité pour voir jusqu’à où les hommes peuvent aller. Elles ont des avis assez finis sur la question : elles savent que l’homme se corrompt facilement. Elle consume un homme comme elle le ferait d’une cigarette. Et d’ailleurs des cigarettes il y en a, celle qui introduit brillamment le Jeune Homme et la Mort, où encore celle de la Plus Belle Fille du Monde (ou PBFDM) du Rendez Vous. Et Carmen travaille dans une manufacture de tabac. Beaucoup de cigarettes à consommer pour toutes ses femmes. Il manque juste l’allumette qui déclenchera la bombe.
Dans le Rendez Vous, l’homme encore pur et naïf, dans l’insouciance de l’après-guerre où l’amour n’a vraiment pas été la priorité, réussit à tromper le destin en lui indiquant qu’il s’apprête à rencontrer la plus belle femme du monde. Dans son idéalisme romantique parisien, cela fait bien longtemps qu’il espère la rencontrer. Dans les danseurs présents au début, n’avez-vous pas rencontré cette charmante jeune personne vendant des fleurs dans la rue, comme une Mimi de la Bohème encore plein d’idéal ? Et comme pour la contre balancer, le personnage du bossu, un Quasimodo qui sait que l’amour n’apporte rien. Et pourtant tout le monde se moque de lui, même s’il essaie de s’intégrer.
Le Riche est un jeune homme tout à fait crédible, bien qu’il soit XX ans (à partir d’un certain âge, ça ne se dit plus), fougueux, précis, tantôt jovial, tantôt nostalgique. Il semble vraiment avoir 20 ans quand il danse les mains dans ses poches, comme un jeune adulte qui semble s’extasier de tout, n’a pas encore de jugement méchant. C’est le seul à ne pas se moquer du pauvre bossu et à lui proposer de danser avec lui. C’est pour lui un jeu que de mentir au destin ; il en rigole d’ailleurs bien. Quand il rencontre la PBFDM, il ne sait pas ce qu’il doit faire. La toucher, l’embrasser, sentir son odeur ?
Eleonora Abbagnato, au lendemain de sa nomination, rejoue le rôle de la Mort que je l’avais vu interpréter il y a deux ans, la femme fatale ; talons aiguilles, haut moulant et cigarette. Implacable, cynique, froide mais si sensuelle. Alors que le jeune homme devient enfin homme en se perdant dans la passion, le canif s’ouvre et le tue. C’est lui qui a menti au destin pour sauver sa mort, le destin lui enverra la femme pour lui procurer la mort. La mante religieuse est passée par là.
Dans le Loup, Petit émet l’hypothèse que les femmes cherchent en réalité un idéal d’homme par rapport au modèle standard proposé qui convient finalement peu. Ainsi la jeune fille qui se marie semble bien résignée avec son fiancé en jaune et vert (en même temps, habillé comme cela, je comprends). Une nouvelle fois, l’homme qui a accédé à l'amour ne peut pas être responsable. A peine marié, ce salaud d’Alexandre Gasse part se payer une charmante bohémienne pour quelques embrassades peu retenues. Avec Caroline Robert, ils ont formé un couple qui ne m’a pas tout à fait convaincu, techniquement correcte mais avec peu de caractère.
Une supercherie plus tard, le loup remplace le jeune homme et Amandine Albisson repart main dans la main avec la bête, le massif Audric Bézard. S’ensuit un pas de deux très beau. Si je n’aime pas particulièrement le Loup comme œuvre, entre des costumes et des décors d’un kitsch effarant et pantomime un peu fatigante, ce moment m’a bien touché. La musique de Dutilleux englobe très bien l’ensemble. Le Loup devient soudainement humain et apprend à danser en suivant les pas de la douce jeune femme. Des portés très beaux, des doublés raffinés, j’y croirais presque. Puis la suite se déroule, mais la Belle et la Bête finit mal et les amants se sacrifient : leur amour trop pur ne peut pas durer et la jeune fille refuse de vivre avec le méchant mari, bien trop normal. Et on en rajoute une couche sur la bestialité des humains, finalement plus sauvage que le loup lui même.
Carmen, c’est l’apothéose de l’oiseau blanc corrompu par la femme sulfureuse (l'oiseau rebelle finalement). A nouveau, un homme qui accède à l’amour et la passion et ne peut plus en sortir : la seule solution est la mort. J’ai vu le ballet deux fois, le mercredi avec Nicolas Le Riche et Eleonora Abbagnato pour sa nomination, le lendemain avec Paquette et Dupont. Deux versions bien différentes d’une même histoire.
Pour le ballet en général déjà, ce qui est dès le début excellent, c’est la musique, jouée par un orchestre Colonne en grande forme. Me retrouvant à l’amphithéâtre jeudi, je réalise avoir oublié quel bonheur acoustique ce lieu représente. Petit a repris la version instrumentale de l'opéra de Bizet. Une invitation au karaoké évidemment, surtout quand le corps de ballet se met à chanter de façon très brute l'air de l'amour, enfant de bohème. Le coup de maître est lors des derniers instants, quand Bizet s'arrête et que des tambours prennent la place, organisant une ambiance tendue et particulièrement stressante sur la scène.
Quand Abbagnato arrive sur scène, c'est une grande liane qui domine tout Séville, ou au moins tout Garnier. Elle respire déjà la violence. Alors que je la fixe avec mes jumelles, une main apparaît par le coté droit de la lunette: c'est Nicolas. Le sérieux, la noblesse et l'élégance d'un Don José qui montre bien que Le Riche est habitué aux plus grands rôles classiques. Il est tout d'un coup subjugué par cette divine plante de deux mètres, constamment sur pointes. Mais trop tard, elle se fond dans la masse de ses nombreux amis.
Puis les pas de deux se succèdent et n'en deviennent que plus beau, chacun dans leur genre. La Taverne est érotique, chacun y est sensuel l'un après l'autre. Mais des la chambre, l'érotisme est passé et Carmen s'ensuit déjà, lascive elle tente de s'échapper mais retombe soudainement dans les bras de son José. Sans doute le plus beau moment de la soirée, des pas qui s'enchainent impeccablement et avec une beauté rare. Puis le pas final où se mélangent tour à tour le refus, la haine, la jalousie et même à nouveau de la sensualité. C'est Carmen qui saute dans les bras de Jose, et donc sur sa mort. Des derniers frissons, un dernier signe d'un amour incontrôlable qui les dépassait tous les deux. Puis le corps tombe, et la musique de la fête revient soudainement, comme pour indiquer la simplicité et la banalité d'une telle histoire.
Voilà doncce que j’avais écrit le soir même de la prestation Le Riche/Abbagnato. Pour Paquette/Dupont c’est une autre histoire.
Dupont garde sa grâce naturelle, sa technique impeccable et son assurance altière. Mais elle ne réussit pas à être la Carmen vulgaire ouvrière avec sa team de méchants garçons. Quand elle sort de la manufacture et qu’elle doit se battre telle une garce avec une ouvrière, j’ai bien du mal à voir la garce. J’ai l’impression de voir deux amies qui dansent ensemble, avec une des deux qui se prend trop au jeu. Mais fichtre qu’est ce qu’elle danse bien. Peut-être est-elle trop habituée au rôle de princesse. La prêtresse hindoue a du mal à se glisser dans la peau de l’espagnole des bas niveaux. Dans la chambre, elle parait très douce, avec certes un regard bien sarcastique, mais j’ai du mal à imaginer cette petite femme très droite mener Paquette par le bout du nez.
Amusant d’ailleurs un Paquette aussi méconnaissable ! J’ai d’abord cru à un remplacement de dernière minute, à un Magnenet propulsé sur scène comme dans Cendrillon. Et en fait non, les coiffeurs de Garnier ont fait des miracles en plaquant la mèche blonde. Et Paquette de se retrouver dans un rôle qui lui va bien, où il faut être noble et beau, comme le rôle de l’abonné dans La Petite Danseuse de Degas qui lui allait comme un gant. On réussit même à croire à la sensualité dans la Chambre et à la violence dans la dernière scène. Mais en comparant avec Nicolas, le choc est toujours un peu rude.
Les rôles des brigands permettent d’expliquer clairement au spectateur qui n’aurait pas compris que nous sommes bien dans l’énergie de la danse ibérique avec des Allister et François très roux et entreprenants et des Valentine et Caroline très énergétiques.
Plusieurs danseurs, plusieurs histoires, mais finalement toujours un grand pessimisme sur les hommes et les femmes : l’exposé de Petit est clair et compréhensible de tous.