Théâtre des Champs-Elysées
31 mai 2013
Valery Gergiev et l’Orchestre du Mariinsky
Ballet du Théâtre Mariinsky
Chorégraphies de Nijinski et de Sasha Waltz
Le 29 mai 1913, au cours de la saison inaugurale du Théâtre des Champs Elysées, le plus grand scandale artistique de ce début de siècle lance la modernité sur le monde de la musique et de la danse. Selon Gabriel Astruc, fondateur du théâtre, était présent des spectateurs allant de la duchesse de Guermantes à Coline et Schaunard. Dès le prélude, le public commence à s'insurger sur la musique, puis sur la danse. Les gifles et les insultes volent, les huées se mélangent aux bravos. Nijinski est forcé de taper le rythme depuis les coulisses pour que les danseurs puissent danser sans entendre l'orchestre. L'œuvre réussit quand même à arriver à la fin, Le Sacre du Printemps venait de chambouler l'histoire.
Un siècle plus tard, la chorégraphie originelle a été remontée par un doublé d'Anglais s'appuyant sur la musique, les lettres, les commentaires et les dessins réalisés. Le choc avait été d'autant plus rude que Nijinski avait été formé puis renvoyé du Mariinsky de Petersburg car déjà à l'époque il avait choqué en portant des collants et une tunique courte pour danser Albrecht devant les grandes duchesses. Le Théâtre des Champs a donc choisi de convier la prestigieuse compagnie pour l'anniversaire de ce Sacre, rendant donc un hommage à Nijinski.
J'ai eu l'impression d'être devant une pièce de musée. Les costumes en peau de bête me rappellent certaines vieilles photos des productions wagnériennes que personne n'aurait aujourd'hui l'idée de monter. Effectivement dans ce sacre, tout est laid et grotesque comme disait un critique de l’époque, mais aujourd'hui cela ne choque plus. Sont-ce des mouvements? De la danse? Les danseurs commencent par sautiller sur place, puis tout le monde court. On apporte un vieillard qui vient embrasser la terre. À la fin, l'Elue gesticule avant de s'effondrer. Et portant, bien que laid, c'est agréable à regarder, on se sent entrainés.
Ici pas de fatalité ou d'événements incongrues qui, tel le Déluge, pourrait entrainer la fin de l'humanité. Non, c'est plutôt l'idée d'un renouvellement et d'un sacrifice rituel habituel. Il faut désigner la jeune fille que la Terre appelle vers elle pour se ressourcer et ainsi que le printemps arrive. Pas d'émotions sur les visages, tout le monde semble résigné à attendre que le temps s'écoule. L'Elue ne rechigne pas à son sacrifice.
Stravinsky a nommé sa partition Images de la Russie païenne, et en voyant ces danseurs, effectivement on se sent à l'aube d'une civilisation, qui va déjà néanmoins 'sombrer' dans le raffinement. Car le Mariinsky ne réussit pas totalement à se glisser dans la pure bestialité qui serait nécessaire. Ils réussissent donc un mélange subtil entre élégance et laideur. Ainsi les demi-pointes qu'arborent les danseuses me paraissent très agréables, les élançant vers le haut. Tout comme ces sauts certes grotesques mais rythmés par la musique.
Ce qui m'a le plus marqué est la partition, cette musique qui, comme la chorégraphie, mêle des thèmes très rudes avec parfois quelques accents plus clairs. Je ressens parfois des relents de Wagner ou encore de Prokofiev et de sa marche des chevaliers. Au bâton, Gergiev dirige l'Orchestre du Mariinsky, autant une star que le Ballet, les gens se lèvent pour voir le maître en chair et en os. Première fois que j'entendais ce Sacre, et j'ai vraiment adoré.
À la version classique succède une création de Sasha Waltz, dont Michel Frank, directeur du Théâtre, est particulièrement friand. Mes expériences avec ses chorégraphies ont été variées, de son Roméo et Juliette à Medea. Ici je reste scotché par tant d'énergie sur scène, je suis captivé.
On ne sait pas qui est l'Élue, si certains solistes semblent ressortir, on ne trouve pas. En prélude, un couple s'embrasse alors qu'une danseuse fait un solo. Puis soudainement les autres danseurs arrivent. Ils ont peur, quelque chose arrive. Du haut de la scène commence à descendre un long pique doré qui atteindra le sol après la dernière note. Une pyramide gravier, qui rappelle la bute primitive dans la mythologie égyptienne. Personne ne semble la voir. En la renversant sans attention, est-ce le début du cataclysme?
Ils ont peur, ils courent partout, ils s'attrapent, les couples se forment, se déforment, les danseurs s'effondrent, se relèvent, repartent. L'opposition homme femme déjà palpable chez Nijinski parait ici encore plus clair, les femmes s'effondrent, faisant des hommes les dominateurs. Mais une femme finit par tuer un homme à la force de ses poings. La solution pour ce qui va arriver pourrait elle être l'amour? Les danseurs commencent à se déshabiller en s'embrassant avant de s'allonger à terre. Rituel païen et sexualité, indéniablement reliés.
Dans cette idée de renouvellement des saisons, du temps qui passe, l'idée de fertilité n'est jamais loin. On voit des hommes frottant le ventre de certaines femmes. Deux enfants finissent par faire leur apparition, formant alors une famille avec deux danseurs. Ils dansent les mêmes pas que leurs ainés, comme si l'ensemble de la population était concerné par ce qui allait arriver.
Les hommes portent alors toutes les femmes, comme s'il fallait attendre que l'une d'elle soit désignée. Mais finalement, une à une elles chutent. Commence alors un travail d'identification de l'Élue. Elle finit par être poussée par toute la communauté. C'est ce qui transpire dans ce ballet et dans les deux versions, le poids écrasant de la communauté sur l'individu. Ici elle a peur, à l'inverse de chez Nijinski, elle ne veut pas se sacrifier. Mais sous le poids de la société, elle accepte de revêtir une robe violette, couleur sacrée, et de s'engager dans une dernière danse mortuaire d'une belle grâce et d'une grande désolation.
Le spectacle nous amène comme pour la soirée Ballets Russes de Garnier, à comparer original et réécriture. Waltz réussit à livrer sa version de l'œuvre tout en gardant l'héritage de Nijinski. Mon seul regret: ne pas pouvoir voir les danseurs du Mariinsky dans un autre registre.