Ponchielli
Opéra Bastille
20 mai 2013
Direction musicale : Daniel Oren ; Mise en scène : Pier Luigi Pizzi
La Gioconda : Violeta Urmana ; Laura : Elena Bocharova ; Badoero : Orlin Anastassov ; La Cieca : Maria José Montiel ; Enzo : Marcelo Alvarez; Danseurs: Letizia Giuliani, Angel Corella
Venise, entre ses canaux, ses petits ponts, ses rues serrées, est une ville propre aux meurtres, aux coups bas, malgré les splendeurs de ses palais et de ses églises qui semblent afficher au monde une République unie et heureuse qui festoient toute l'année. La Venise de Gioconda insiste sur cette opposition entre réjouissance et menace, entre carnaval et Inquisition.
Et cette vision binaire est symbolisée par l'opposition dans la mise en scène entre le rouge d'un côté et le noir et ses dérivées de l'autre. Une dualité qui rend de superbes tableaux. De nombreuses joueront avec la lumière pour créer l'équivalent d'ombres chinoises rouges et noires. Des formes géométriques qui viennent des canaux, des bateaux, des voiles, des escaliers ou même des hommes contribuent à un esthétisme raffinée.
Seules exceptions à ce tableau dual, Gioconda et Laura. L'une en violet, l'autre en blanche. La première agit sensuellement, alors que la deuxième, symbole de pureté bafouée à la Desdémone, subit, son infidélité ne semble pas condamner par l'opéra. Deux femmes d'exception qui semblent réunir à elle deux toutes les qualités du sexe. En recherchant, nous trouvons que Ponchielli fut l'élève de Puccini. Et je trouve que ces deux femmes, en fusionnant, comme tout cet opéra, annonce Tosca: la cantatrice qui se sacrifie pour sauver celui qu'elle aime.
Ici le sacrifice est encore plus important, elle se sacrifie pour sauver l'homme qu'elle aime et sa maîtresse pour qu'ils puissent s'échapper, sauvant en même temps sa pauvre mère aveugle. S'opposent deux grands méchants, le mari de Laura et Barnaba, espion de l'Inquisition qui voit des sorcières où cela lui chante.
Cette histoire semble bien banale pour un opéra, les méchants, les gentils, les faibles et le destin inexorable. Cela aurait pu ressembler à une histoire de Puccini ou Verdi, contemporain de Ponchielli. Il manque néanmoins la poésie dans les paroles. Je ne connais pas la pièce originale de Victor Hugo, mais Boito n'en a vraiment pas tiré quelque chose de correct. Le livret et les paroles m'ont paru absurdes. Une fois la trame narrative connue, il ne sert même plus de lire les surtitres.
La musique néanmoins réussit à attirer toute l'attention. Sous la baguette pointue d'un Oren toujours aussi impliqué, les notes durent et semblent sonner le glas de chaque instant, encore plus noir que le précédent. Les chanteurs ont l'air tout à fait à l'aise, à commencer par Urmana, dans un rôle qui semble la rapprocher de La Force du Destin où je l'avais entendue il y a deux ans. Elle est d'abord annoncée souffrante mais réussit pleinement ses différents arias [et il y en a] qui ne se veulent pas larmoyants à la Violetta, mais réalistes et pragmatiques avec des aigus initialement criards mais qui se révèlent être d'une clarté superbe. Un début de vérisme ?
La seule à m'avoir émue est La Cieca, la mère aveugle de Gioconda. Elle ne semble pas faire partie de cette histoire, qu'elle ne voit pas et où elle est totalement passive. Sa bénédiction et ses supplications paraissent presque décalées par rapport à la noirceur ambiante. Elles résonnent avec le début d'Ave Maria de Gioconda à la fin de l'œuvre où le personnage pense réussir à quitter l'huis clos vénitien, et ainsi l'opéra.
Dans cette fresque opératique, Enzo est le valeureux soldat prêt à défendre la veuve, l'orphelin et l'aveugle. Alvarez se prête totalement à ce rôle de jeune premier séducteur malgré lui. En face, sa douce Laura est très imposante, cachée initialement sous un masque, on ne devine pas sa physionomie qui vient en partie défigurer l'image de la douce colombe. Qu'importe, les deux sont charmants en amoureux qui se retrouvent.
Mais la douceur de ces agneaux s'oppose à la méchanceté de Barnaba et la froideur d'Alvise. Ce premier a la voix à la Scarpa, nasillarde, vicieuse, tel le serpent qu'il symbolise. Ces airs s'enchainent, semant le mal partout où il passe. Certaines mélodies me font penser à Gad Elmaleh quand il parle des 'méchants'. Je m'emporte. Sgura reste une superbe découverte.
Alvise semble également en dehors de l'opéra, malgré son rôle de fournisseur de poison à sa femme. Sa sombre basse dont je me rappelle Khovantchina et Luisa Miller est un peu engourdie par le climat de Toussaint qui règne à Paris, mais il réussit à être majestueux. Lorsqu'il descend et monte avec sa tunique rouge sang le grand escalier, on croit voir un empereur, un tsar, ou ici un doge qui règne et sur sa femme et sur le monde.
Pour compenser cette noirceur, la danse des heures tombe, telle une perruque dans la soupe, alors qu'Alvise pense sa femme morte et que Gioconda s'apprête à céder à Barnaba. Le rythme casse complètement l'ambiance des couleurs avec l'arc en ciel présent sur scène. Une distraction qui à l'époque laissait le temps aux messieurs du Jockey Club d'aller souper avant de reprendre la trame. On retrouve ainsi, notamment dans les grands opéras français, un ballet: Faust, Robert Le Diable, Les Troyens, Manon.... Une soirée qui mélange opéra et danse, j'ai déjà vue, à commencer par le sublime Orphée et Eurydice de Bausch. Ici c'est pourtant complètement dissocié.
Les danseurs ne viennent étonnamment pas du Ballet, mais de la compagnie espagnole qui a créé cette production à Madrid. Je remarque un vrai talent du couple principal, avec un corps de ballet au travail bien trop limité. Mais le public d'opéra ne sait pas trop comment se comporter et alors que ma voisine commence à applaudir toute seule les pirouettes de l'homme, la salle reste muette. Déchainant pourtant un tonnerre d'applaudissements dans la salle. Peut être même de Brigitte Lefèvre et Elisabeth Platel présentes au parterre, j'aurais du me retourner pour voir.
Un grand opéra italien bien dans son genre qui apporte à Bastille une belle production colorée.